Charlotte Gardes, Présidente du Comité stratégique de l’ESG Lab & Society, partage sa vision de l’ESG, un acronyme critiqué mais qui reste porteur de sens et permet en réalité d’interroger notre vision du monde.
E.S.G. Un acronyme « passe partout » qui, bien que porteur de sens, tend à être aujourd’hui quelque peu galvaudé, dans le contexte d’un « verdissement » progressif – bien qu’encore largement insuffisant – des pratiques de marché et de celles des entreprises. Un acronyme surtout largement critiqué, notamment en raison des failles et du manque de transparence des méthodologies de rating ESG (notamment). Faute d’être défini exactement et ancré dans un cadre théorique et un historique clairs, cet acronyme revient cependant, en tout état de cause, à déterminer que l’« environnement », le « social » et la « gouvernance » peuvent, voire se doivent, d’irriguer la stratégie, l’activité, le développement des entreprises. Par-là, l’acronyme « ESG » se rapprocherait peu ou prou d’une certaine dimension éthique, visant à apprécier la contribution sociétale de l’entreprise. Il permettrait ainsi d’interroger notre vision du monde : si ce n’est pour contribuer à améliorer notre environnement (au sens de l’ensemble des conditions naturelles et culturelles agissant sur les organismes vivants et les activités humaines), quel est alors le rôle de l’entreprise ?
L‘ESG doit se rapprocher de la désormais célèbre théorie du « doughnut »
Le changement climatique et le déclin rapide de la biodiversité – sans constituer les seuls défis du 21ème siècle – restent ceux qui détermineront le développement de nos sociétés pour les décennies à venir, tout en catalysant des défis sociaux et sociétaux qui leur pré (ou co)-existent. Il ne s’agit pas ici de hiérarchiser des priorités essentielles entre elles – la préservation d’un climat stable (celui de l’Holocène, qui a permis l’épanouissement de nos sociétés telles que nous les connaissons) et d’écosystèmes en bonne santé ; l’égalité (dans l’ensemble de ses dimensions) ; l’accès à l’eau, à l’alimentation, à l’emploi et à un système de santé de qualité ; la lutte contre la pauvreté ; etc… Il s’agit d’intégrer au sein de notre système économique et financier les dimensions clefs d’un développement inclusif et durable. Aussi, à mon sens, l’ESG doit se rapprocher de la désormais célèbre « théorie du doughnut » (développée par l’économiste Kate Raworth). Si le « plancher » de notre maison (ou la base du doughnut) est constitué d’acquis et/ou d’objectifs sociaux indispensables (eau, nourriture, santé, emploi, égalité…), le « plafond » (ou le bord extérieur du doughnut) demeure la borne inexorable que constituent les neuf limites planétaires (développées par J. Rockström et al.). Ces limites sont, à titre d’exemple, le changement climatique, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, ou encore les perturbations du cycle de l’azote et du phosphore. Or, la recherche scientifique récente démontre combien elles sont en danger ; certaines d’entre elles étant d’ores et déjà dépassés, en sus de points de basculement déjà atteints. Pourtant, nous – individus, sociétés, Etats, entreprises – devons vivre et nous développer entre le « plancher » et le « plafond » de notre maison. C’est finalement une idée très simple… mais ô combien complexe dans un monde qui, depuis bien longtemps et jusque très récemment, n’avait pris la mesure de la nécessaire durabilité et inclusivité de notre système économique. Voilà le « E » et le « S » désormais (presque) définis.
Les défis climatiques et environnementaux dépassent le traditionnel horizon de temps des entreprises
Manque à ce bref exposé le « G », la gouvernance : il s’agit là du prérequis indispensable à ce qui vient d’être développé. La gouvernance est tant un objectif qu’une condition préalable, et ce pour de multiples raisons, dont celle de l’horizon de temps : les défis climatiques et environnementaux sont de long terme en ce que leurs caractéristiques et leurs conséquences dépassent le traditionnel horizon de temps des entreprises (voire, des institutions). Aussi, s’assurer qu’une entreprise progresse en harmonie avec la théorie du doughnut suscitée, c’est s’assurer de la qualité et du bon fonctionnement des mécanismes de prise de décision, de la répartition des droits et des responsabilités entre les différents participants des entreprises (le conseil d’administration, les dirigeants, les actionnaires, les salariés, les parties prenantes…), de la rémunération des dirigeants, des dispositifs de prévention de la corruption, etc.
L’ESG sera inéluctablement le facteur de résilience et d’épanouissement de notre société
Aussi, «intégrer l’ESG », « développer une politique ESG », « publier des indicateurs ESG », « avoir recours à des notations ESG »… autant de pratiques d’entreprise, d’objectifs de politiques publiques, de « jargon » réglementaire, qui revêtent en réalité une dimension éminemment complexe, morale et collective. Sans avoir cru prétendre ici à une définition exhaustive de l’acronyme, et de ses applications nombreuses, je soulignerais néanmoins qu’il est urgent de comprendre l’assemblage de ces trois lettres – E, S et G – à leur juste valeur : celle d’un développement économique durable et résilient, d’une transition écologique juste, et d’un réalignement des pratiques de nos entreprises et des Etats sur ces objectifs. Pleinement saisir la mesure de cet acronyme, c’est ensuite se confronter à la difficulté – tant théorique qu’opérationnelle – de son application dans l’activité des entreprises et du système financier, dans la réglementation et la supervision du système économique, et dans la définition des politiques publiques. L’ESG n’est pas un énième « filtre » à une prise de décision économique et financière : cela sera inéluctablement le facteur de résilience et d’épanouissement de notre société, actuelle et de demain, dans un contexte d’urgence climatique – et sociale – jamais connu dans l’histoire moderne. Un défi ô combien crucial, quand on voit les tensions pouvant exister entre certains de ses piliers – en particulier le « E » et le « S » (pandémie, guerre en Europe et conséquences fortes en matière de sécurité et de justice énergétiques, etc.) … amenant des arbitrages périlleux.
Pourquoi avoir rejoint ESG Lab & Society ?
Je suis une passionnée de ces sujets. Non de la réglementation en tant que telle à laquelle j’ai eu l’opportunité de contribuer ces dernières années aux niveaux européen et national ; non des multiples interactions économiques, juridiques, sociologiques, scientifiques qui caractérisent l’ESG… mais du caractère entier de ce concept par rapport aux défis qui sont les nôtres aujourd’hui. Or, j’ai pu voir dans quelle mesure la « RSE » ou encore le développement d’une finance « durable », n’étaient pas – encore – pleinement appréhendés comme une affaire de changement, de remise en question, de contradiction, d’innovation, dans l’élaboration de nos politiques publiques, dans l’édiction de nos réglementations, ou dans la mise en œuvre de projets politiques. La transparence, via du reporting, des labels, c’est important, mais ce n’est pas une fin en soi, c’est seulement l’un des préalables… Or, il semble que l’essentiel de l’effort ait jusqu’à présent porté sur ce sujet. Pourtant, je suis convaincue que réussir la transition écologique tel que nous l’exposent le GIEC et la communauté scientifique, dans un horizon de temps qui peut – parfois – dépasser l’entendement tant le défi est immense, requiert un programme, un plan. Il est crucial que ce plan soit décliné, soit mise en œuvre, concomitamment et conjointement, par l’ensemble des parties prenantes de nos sociétés : Etat, organisations internationales, entreprises, système financier, salariés, citoyens. C’est une bonne chose en ce sens que les récentes expériences française, mais aussi américaine (notamment avec la mise en œuvre du programme Justice40, le plan d’adaptation et de résilience, ou encore les avancées législatives récentes), avancent d’ores et déjà dans cette direction. En effet, jusqu’à présent, nombre des initiatives ont relevé peu ou prou du « bonus », surtout en France et en Europe : verdir partie du système financier, responsabiliser partie des entreprises (ou de ses instances) – non dans une logique de substitution, mais d’additionnalité. Or, dans un objectif de résilience et d’épanouissement face aux défis climatiques, physiques, environnementaux et sociaux de notre temps, c’est une logique d’intégration permanente de l’« ESG » dans les pratiques des entreprises qui déterminera l’atteinte de ces dits objectifs.
En ce sens, au-delà de mon activité professionnelle, je crois que l’engagement citoyen – à tous les niveaux – est nécessaire, tant le défi est complexe. Dialoguer, mettre en pratique des idées, confronter ses certitudes, oser se voir contredit(e) – sont autant de mécanismes indispensables à la recherche scientifique dont je fais modestement l’expérience tous les jours… mais demeurent des outils encore trop insuffisamment appliqués au sein des places financières, y compris dans le contexte du développement d’une finance « durable ».
Aussi, par son projet, l’« ESG Lab & Society » vise à apporter cet espace de dialogue et de co-construction, indispensable à tout projet se situant de facto à la frontière entre le système économique qui est le nôtre aujourd’hui, et les impératifs climatiques et environnementaux qui détermineront notre épanouissement de demain. C’est pourquoi, depuis les Etats-Unis, je suis plus que ravie d’apporter ma très modeste contribution à ce beau projet d’« espace » sur l’ESG créé par Aurore Bardon !
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