Une volonté politique
L’Union Européenne a annoncé son Green Deal en décembre 2019 avec l’objectif clair de verdir nos systèmes socio-économiques. Souvent résumé à l’objectif net zéro en 2050, ce pacte est bien plus ambitieux et vise, au-delà de l’action climatique et des énergies « propres », à rénover les infrastructures (dont le parc immobilier), développer l’économie circulaire et une agriculture durable, réduire les pollutions, protéger la biodiversité, etc.
C’est donc une transformation profonde et globale de nos systèmes avec de nouvelles règles du jeu (réglementations et directives) dans tous les domaines et qui a pour objectif selon Frans Timmermans, Vice-Président de la Commission Européenne, « d’améliorer la santé et le bien-être de nos concitoyens en transformant notre modèle économique ».
Pourquoi parler de santé et de bien-être comme motivation de ce deal ? L’urgence est connue depuis longtemps, et au-delà de vouloir sauver les ours blancs, c’est bien de santé et de sécurité dont il s’agit aujourd’hui : les températures sur l’année passée sont déjà 1,5°C au-dessus des moyennes préindustrielles !
Et l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite… Nous découvrons les « dômes de chaleur », les cycles de l’eau sont de plus en plus erratiques (les inondations en Slovénie ont coûté 16% du PIB en 2023 !), les pollutions se retrouvent partout et impactent toutes les formes de vie (83% de la vie en eau douce a été perdue entre 1970 et 2018 ! Source WWF, Living Planet Report 2022). La liste est longue et n’est pas l’objet de cette lettre. Notons simplement que cet effondrement des écosystèmes menace notre sécurité (physique, financière, alimentaire…), autant que notre cohésion sociale.
Face à cette urgence, l’Union Européenne a prévu un budget d’au moins 1 000 Md€ sur la décennie et un corpus réglementaire complet pour entraîner tous les acteurs à verdir nos activités.
Les premiers textes majeurs que sont la Taxonomie, qui définit les activités « vertes », et SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), qui instaure des normes de reporting pour les acteurs financiers, manquent encore de données concrètes et sont donc difficile à appliquer. Ils sont en quelque sorte arrivés « trop tôt ».
La Corporate Sustainability Reporting Directive, ou CSRD, vient combler ce manque et apporte une solution normalisée. Ce texte représente un moment clef dans le développement de l’information de l’entreprise. Patrick de Cambourg, président du conseil de reporting de durabilité de l’EFRAG, parle même de “révolution silencieuse”, et ce n’est probablement pas un euphémisme.
La transformation
Les entreprises vont dorénavant devoir rendre compte des impacts de leurs activités sur une dizaine de dimensions extra-financières : climat, biodiversité, social, etc.
Ce nouveau jeu de données « comptables » est d’une nature très différente des données comptables habituelles : les données extra-financières sont prospectives par nature et couvrent l’ensemble de la chaîne de valeur. Il s’agit ainsi d’appréhender et de narrer les conséquences à venir de nos actions et non de faire un bilan à date. Cette prospective doit être suffisamment précise pour informer les décisions des acteurs tant privés que publics.
La CSRD va ainsi devoir s’insérer dans le fonctionnement « intime » de l’entreprise pour la transformer en profondeur. Au-delà du respect des textes et de la production des reporting, l’exigence de prospective représente une opportunité pour se saisir des enjeux de durabilité en les intégrant au niveau de la stratégie de l’entreprise, en quatre temps :
1. Une analyse de matérialité est nécessaire pour comprendre quels sont les enjeux importants par rapport au contexte propre de chaque organisation et concentrer les efforts là où ils seront le plus utiles.
Ici, la CSRD ancre dans la norme le principe de double matérialité et ce sont bien les impacts de l’environnement sur l’entreprise (matérialité financière) autant que ceux de l’entreprise sur l’environnement (matérialité environnementale et sociale) qui doivent être analysés. Par ailleurs, cette seconde matérialité doit être vue sous un angle « scientifique », à l’aune des besoins réels de l’environnement. (L’analyse des préférences ou ressentis des parties prenantes peut être utile pour faciliter l’adhésion à un plan de transformation, mais ne peut suffire à cette étape.)
Cette analyse en double matérialité et sur l’ensemble de la chaîne de valeur représente un effort conséquent pour les entreprises. Selon BCG, seules 10% d’entre elles ont mesuré l’ensemble de leurs émissions en 2022, avec une marge d’erreur de 25 à 30% et majoritairement sur Excel… Il s’agira maintenant d’évaluer l’ensemble des enjeux extra-financiers !
2. Une analyse d’écart entre la situation existante et la situation cible doit permettre d’établir un plan de transition, idéalement en concertation avec toutes les parties prenantes. Et comme la publication de ce plan engage, il doit aller bien au-delà de la simple déclaration d’intention et préciser actions à mener, cibles intermédiaires, processus de gouvernance, etc.
Notons au passage que la Commission a récemment voté une directive contre le Greenwashing, alertée par le fait qu’il existe plusieurs centaines de labels “verts”, dont plus de la moitié sont vaguement définis ou non fondés.
3. Le point d’attention habituel des métriques et du « reporting » à proprement dit n’arrive que dans un troisième temps. Définies dans les ESRS (European Sustainability Reporting Standard), elles doivent éclairer la trajectoire et servir de tableau de bord pour la prise de décision.
Les ESRS sont organisés en douze standards :
- Deux généraux précisent les procédures et informations obligatoires pour toutes les entreprises,
- Cinq environnementaux, organisés en cohérence avec la Taxonomie, couvrent le climat, la pollution, l’eau et les ressources marines, la biodiversité, et l’économie circulaire
- Quatre sociaux et sociétaux, répartis sur la chaîne de valeur de l’entreprise, avec la main d’œuvre propre de l’entreprise, les emplois sur la chaîne de valeur, les communautés affectées, et enfin les clients et utilisateurs finaux
- Un pour la gouvernance dont l’objectif est d’éclairer la stratégie et les process, notamment pour la gestion des impacts, des risques et des opportunités
4. L’organisation doit enfin mettre des moyens en face de son plan d’action. Il faut évaluer, puis allouer, les ressources nécessaires pour atteindre les cibles envisagées.
Cependant, cette allocation de ressources ne doit pas suivre une classique analyse coûts / bénéfices : les enjeux de durabilité sont des enjeux physiques et non financiers ; il ne peut y avoir de compensation.
Par contre, les enjeux extra-financiers étant évalués sur la chaîne de valeur, les ressources (et actions) vont généralement présenter des opportunités de coopérations nouvelles (avec des concurrents et/ou de nouvelles parties prenantes). Par exemple, une usine pourra innover sur des procédés de réemploi de sous-produits de sa production dans une autre filière, mettant ainsi en oeuvre des principes de l’économie circulaire.
Ce faisant, la CSRD aura atteint son objectif en incitant les entreprises à progressivement faire évoluer leurs modèles d’affaire pour les rendre compatible avec une économie « verte ».
Pour aller plus loin, des compléments sectoriels seront prochainement publiés, ainsi que des standards allégés et volontaires pour les entreprises plus petites. Etant donné que les entreprises de taille intermédiaire seront soumises à ces obligations en 2025, pour celles qui ne le sont pas déjà, il y a une opportunité pour elles d’adopter volontairement ces règles de reporting dès cette année et de devenir ainsi pionnière de la transformation de leur secteur… d’autant qu’en contribuant à rendre les stratégies plus globales et cohérentes, il est fort à parier que la CSRD soit génératrice de valeur.
Expert en finance durable, Lenny Kessler apporte une vue cohérente des enjeux de durabilité aux dirigeants et managers pour soutenir des prises de décisions justes, qui profitent autant à la vie sociale et biologique qu’à leur organisation.
Pour cela, il réalise, avec CMI Stratégies, des revues extra-financières pour le secteur du capital-investissement et accompagne les entreprises dans la définition de leurs plans de transformation. Lenny est également co-host du podcast ex・change de CFA Society France où il interview des experts sur les différents enjeux de durabilité.